Chapitre II
Une quinzaine de jours s’étaient écoulés depuis l’achat, par Frank Reeves, de l’œuvre de Fosco Pondinas. La copie en était terminée, mais elle demeurait chez le peintre pour y achever de sécher et pour y recevoir les dernières manipulations destinées à lui donner la patine ancienne. L’original, soigneusement mis en valeur par un maître encadreur, avait, en attendant que Frank Reeves l’emportât aux États-Unis, été exposé en bonne et due place dans le salon-bureau de Morane.
Ce soir-là – il était sept heures – Bob attendait le retour de Frank Reeves, parti en courses à travers Paris. Le Français, retenu chez lui par son travail d’écrivain, venait tout juste de mettre le point final au dernier chapitre de ses aventures chez les Papous, réclamées à cor et à cri par son éditeur, et il poussa un grand soupir de soulagement.
Abandonnant sa machine à écrire, qui avait crépité durant tout l’après-midi, Morane se laissa aller en arrière dans son fauteuil et jeta un long regard vide à travers la pièce. Immédiatement, ses yeux tombèrent sur le tableau accroché au mur d’en face, et il ne put plus les en détacher. Malgré lui, Bob se sentait attiré par le mystère émanant de ce visage dont les traits, quelques jours plus tôt, lui étaient encore inconnus.
— Qui es-tu, belle princesse ? demanda-t-il à mi-voix. Ah ! si tu pouvais parler, peut-être nous dirais-tu ton secret ! Allons, cesse de jouer les Sphinx, et raconte-nous ton histoire…
Mais la princesse, si princesse il y avait, étant infiniment plate et confinée dans un monde à deux dimensions ne pouvait évidemment pas parler. Si elle l’avait pu, elle n’aurait sans doute rien eu à dire, car son secret ne devait exister que dans les esprits romantiques de Bob et de Frank. Depuis l’agression dont les deux amis avaient été victimes – si l’on peut dire – dans les jardins du Louvre, plus rien ne s’était passé et, fort probablement, la belle aventure escomptée avait depuis longtemps tourné court.
« Allons, songea Morane, puisque l’aventure ne daigne pas venir à moi, je serai forcé d’aller à elle. Irai-je chez les Indiens jivaros me faire réduire la tête à la grosseur du poing, ou m’enfoncerai-je dans les marais d’Afrique, à la recherche d’un grand saurien préhistorique qui, paraît-il, y vivrait encore en parfaite santé ? Si je le voyais et le ramenais en laisse, peut-être me croirait-on…»
À ce moment, on sonna à la porte de l’appartement. Un coup sec et précis. Bob sursauta. « Tiens, qui cela peut-il être ? Frank a une clé et tous mes amis sonnent trois coups, deux longs et un bref. Enfin, allons voir. Comme j’ai payé mon tailleur, je ne risque guère grand-chose…».
Il se leva, se dirigea vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Un homme se tenait sur le seuil. Grand, mince, vêtu avec sobriété et élégance, il pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Son visage étroit, barré par une fine moustache et aux yeux trop noirs, n’inspirait guère la sympathie. Pourtant, Bob savait depuis toujours qu’il ne fallait pas trop se fier aux apparences, ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de s’y fier à la moindre occasion.
— Monsieur Robert Morane, je présume ? demanda l’homme avec un léger accent méridional.
— C’est bien moi, fit Bob, mais puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?…
— Mon nom est Leonide Scapalensi. Puis-je me permettre d’entrer un instant ?…
— Si cela peut vous faire plaisir, pourquoi pas ? dit Bob en s’effaçant devant son visiteur.
Celui-ci traversa le hall en deux enjambées et pénétra directement dans le salon-bureau, dont il fit aussitôt l’inspection d’un regard scrutateur. Il tomba en arrêt devant l’image de la « Princesse Égyptienne » et la désigna en pointant le menton en avant.
— Jolie chose…
— Pas mal, répondit Bob sans s’engager autrement.
— Si je ne me trompe, c’est là une œuvre de Fosco Pondinas, fit encore Scapalensi.
— Ou vous avez d’excellents yeux pour pouvoir lire, de si loin, la signature à demi-effacée de l’artiste, ou vous êtes un grand connaisseur, dit Bob en se demandant où son visiteur voulait en venir.
Monsieur Leonide Scapalensi eut un sourire énigmatique dans lequel Morane n’aurait pu dire s’il y avait de l’ironie ou de la condescendance.
— Je connais très bien l’œuvre de Fosco Pondinas, fit-il, car je possède de nombreuses toiles de lui. Peut-être n’a-t-il pas la réputation qu’il mérite, mais il est fort possible qu’on le redécouvre un jour et que son nom brille auprès de ceux de Michel-Ange, de Raphaël, du Titien…
Là, Morane trouva que Scapalensi exagérait un peu. Pondinas avait possédé sans doute un beau talent mais, à coup sûr, il n’avait jamais pu rivaliser avec les grands maîtres. Scapalensi, à supposer qu’il fut réellement connaisseur, aurait dû le savoir. Mais peut-être était-il entiché de l’œuvre de Pondinas au point de commettre, comme tout amateur passionné, de graves erreurs de jugement.
— Si je comprends bien, fit Morane qui commençait à deviner les intentions de son interlocuteur, vous collectionnez les œuvres de Pondinas ?
Scapalensi acquiesça.
— C’est bien cela dit-il, et j’aurais eu un grand plaisir à ajouter cette toile à ma collection. Malheureusement, j’étais en voyage aux États-Unis lors de la vente des collections de Laville. Lors de mon retour, il y a quelques jours, j’ai appris que cette toile, connue des amateurs sous le nom de « La Belle Africaine », avait été acquise par un riche Américain du nom de Frank Reeves. Après une rapide enquête, j’ai su que cet Américain habitait chez vous, et me voilà…
Un long silence s’établit entre les deux hommes. Le premier, Leonide Scapalensi le rompit.
— Je suis sûr, monsieur Morane, que vous comprenez à présent le motif de ma visite.
— Je le comprends très bien, monsieur Scapalensi. Malheureusement, je ne puis rien pour vous. Ce tableau appartient à mon ami…
— Qui l’a acheté un million huit cent mille francs, n’est-ce pas ? C’est-à-dire fort au-dessus de sa valeur réelle. Pourtant, je suis prêt à le lui racheter pour deux millions.
— Pour un prix plus surfait encore donc, remarqua Bob avec un sourire.
Scapalensi lui rendit son sourire.
— Je suis amateur des œuvres de Fosco Pondinas, ne l’oubliez pas, et les amateurs ne reculent devant aucun sacrifices.
— Je comprends fort bien cela, mais, hélas ! je crains que cette toile ne soit pas à vendre, même pour dix millions. Mon ami paraît y tenir, du moins pour le moment, et quelques millions de francs français de plus ou de moins pour lui…
— Sont comme mille ou deux mille francs de plus ou de moins pour vous, n’est-ce pas, monsieur Morane ?
— C’est cela tout juste…
À nouveau Scapalensi eut son sourire énigmatique. Il avait l’air d’un chat jouant avec une souris. « S’il savait à quel genre de souris il a affaire, songea Bob, les poils de sa moustache se hérisseraient. » Vraiment, son visiteur lui devenait de moins en moins sympathique.
— Puisque vous ne possédez pas l’énorme fortune de votre ami, continuait Scapalensi, nous pourrions peut-être nous entendre.
— Peut-être, dit Bob, qui commençait à s’amuser prodigieusement. Dites toujours…
— C’est bien simple. J’ai là, dans la poche de ma veste, une liasse composée de cent billets de dix mille francs. Un million. Ce million est à vous mais, en échange, vous me laissez emporter le tableau. Par la suite, vous vous arrangerez bien pour raconter quelque fable à votre ami…
Très doucement, Bob se mit à rire. C’était à présent la souris qui allait jouer avec le chat, et ce retournement de la situation le comblait d’aise.
— C’est cela, dit-il, quand Frank rentrera, je lui dirai avoir ouvert ma porte à un inconnu. Cet inconnu m’aura alors assommé pour fuir ensuite avec « La Belle Africaine ».
À présent, Scapalensi riait aussi, à la façon de quelqu’un qui, venant de surmonter un obstacle, extériorise sa satisfaction.
— Vous comprenez vite, monsieur Morane, fit-il avec un clignement de paupières complice.
Soudain, le visage de Bob se transforma, la gaieté le quitta, pour faire place à une expression dure et tendue.
— C’est vous qui comprenez mal, monsieur Scapalensi. Vous ne comprenez pas que, vos billets de dix mille francs, vous pouvez en faire des papillotes pour friser les pointes de votre moustache. Vous ne comprenez pas non plus que, si dans cinq secondes, vous n’avez pas vidé les lieux, vous descendrez les escaliers sur le bas du dos.
Une stupeur totale bouleversa les traits de Scapalensi.
— Monsieur, dit-il, je ne vous permettrai pas…
— Je me passerai bien de votre permission, dit Bob d’une voix tranchante et en faisant un pas en avant. Je commence à compter jusqu’à cinq, monsieur Scapalensi…
Le courage ne devait pas être la vertu dominante du collectionneur, car il tourna aussitôt les talons et marcha vers la porte d’un pas pressé.
— Nous nous retrouverons bien un jour, monsieur Morane, dit-il avant de sortir.
— Je ne vous conseille guère d’essayer, répondit Bob.
La porte de l’appartement claqua et Morane entendit les pas pressés de Leonide Scapalensi décroître dans le couloir puis dans l’escalier.
Revenu dans le salon-bureau, Bob attrapa l’annuaire téléphonique et l’ouvrit. Il n’y trouva qu’un seul Scapalensi, et il s’appelait Leonide et était joaillier. D’un coup sec, Morane referma l’annuaire pour se tourner aussitôt vers la toile de Fosco Pondinas.
— Qu’on vous appelle « Princesse Égyptienne » ou « Belle Africaine », dit-il, vous n’en demeurez pas moins une fort mystérieuse créature. Jusqu’à présent, à ma connaissance, six personnes s’intéressent à vous. Un petit vieillard barbichu, un milliardaire américain, deux inconnus qui, à mon avis, ont plus du truand que de l’enfant de chœur, un ancien Flying Commander de la Royal Air Force, dont je ne dirai pas de mal puisqu’il s’agit de moi-même, et enfin un joaillier fort peu scrupuleux. D’où vient cet engouement ? De votre beauté ? En principe, vous devez être morte depuis au moins deux mille ans. De la personnalité de celui qui, bien tardivement, a peint votre image ? Certes, Fosco Pondinas avait du talent, mais il semble bien que, jamais, le génie ne l’habita. Or, seul le génie survit à l’homme… De là à supposer qu’il y ait autre chose, il n’y a qu’un pas. Mais quelle est cette autre chose ? Vous seule pourriez me le dire, et vous êtes sourde et muette…
À ce moment, une clé tourna dans la serrure, la porte claqua et Frank fit son entrée dans la pièce. Sous son bras, il tenait un paquet plat et rectangulaire, enveloppé dans du papier journal.
— Je suis passé chez ton copiste, dit-il à Morane. Le double était terminé. Je l’ai emporté. Le voilà…
Il arracha le papier et tendit la toile à Bob. Celui-ci la considéra avec intérêt. C’était réellement une seconde « Princesse Égyptienne », avec sa beauté étrange, sa patine ancienne et ses craquelures. Il fallait retourner le tableau pour s’apercevoir que la toile et le bois de l’encadrement, trop neufs, excluaient une œuvre ancienne. Le copiste avait beaucoup de talent, mais pas de génie, tout comme Fosco Pondinas.
— Nous voilà avec deux « Princesses Égyptiennes » sur les bras, fit Bob. Cela nous promet beaucoup de surprises…
— Que veux-tu dire ?…
— Que l’affaire rebondit, tout simplement.
Morane raconta son entrevue avec Leonide Scapalensi et la façon dont cette entrevue s’était terminée. Quand il eut achevé, Reeves haussa les épaules.
— Pourquoi chercher un mystère là où il n’y en a peut-être pas ? Il est fort possible que, seule, la valeur artistique du tableau intéresse tous ces gens. Pourquoi vouloir absolument nier tout génie à Fosco Pondinas ?
D’un air profondément navré, Morane secoua la tête.
— Mon pauvre Frank, tu es peut-être un excellent sportsman, un excellent homme d’affaires, mais tu n’y connais rien en peinture.
— Tu y connais quelque chose, toi ?
— Assez pour me prononcer sur le génie du dénommé Pondinas. Il n’en avait aucun… À ce propos, d’après monsieur Leonide Scapalensi, le vrai nom du tableau serait « La Belle Africaine ».
Les regards de Frank allaient de la copie à l’original. Il semblait montrer, pour les deux profils si semblables, une égale admiration.
— « Princesse Égyptienne » ou « Belle Africaine », les deux appellations lui conviennent parfaitement.
— Je te le concède, fit Morane. Mais cela ne donne pas du génie à Fosco Pondinas.
Reeves n’insista pas. Il connaissait son ami Bob et il savait que, parfois, il pouvait se montrer plus entêté qu’un vieux chef de clan écossais. D’ailleurs, au fond de lui-même il ne tenait pas tellement à ce que Fosco Pondinas eut du génie.
*
* *
Cette nuit-là, un cliquetis à peine perceptible tira Reeves du sommeil léger dans lequel il se trouvait plongé. Il sursauta et se frotta les yeux. Un rais de lumière pâle se dessinait sous la porte menant au salon-bureau. Rapidement, l’Américain tourna ses regards vers la fenêtre ouverte, mais la nuit régnait toujours au-dehors, profonde et noire. Ce n’était donc pas la clarté naissante du jour qui pouvait produire ce rais sous la porte. D’ailleurs, Frank croyait discerner à présent des frôlements, des chuchotements étouffés provenant de la pièce voisine. Avec précautions il secoua Morane, étendu à ses côtés.
— Je crois qu’il y a quelqu’un dans le salon, murmura-t-il quand Bob se fut réveillé.
En même temps, il lui montrait le rais de lumière sous la porte. Pendant de longs instants, Bob prêta l’oreille.
— Tu as raison, fit-il. Quelqu’un est là, occupé à nous jouer quelque mauvais tour. Mais ce quelqu’un va tirer une drôle de tête dans un moment…
Morane se leva et alla vers un meuble situé de l’autre côté de la pièce. Il ouvrit un tiroir et en tira un gros pistolet automatique.
— Maintenant, allons voir ce que nous veulent ces visiteurs nocturnes, chuchota-t-il.
Toujours en pyjamas, les deux amis, Morane en tête, traversèrent la chambre obscure et s’arrêtèrent devant la porte du salon-bureau. Il y eut un long moment de silence, seulement troublé par le bruit ténu de leurs respirations un peu oppressées. Puis, Morane, braquant son arme, ouvrit brusquement le battant.
Deux hommes, éclairés seulement par la faible lueur d’une lampe électrique posée sur la table, se tenaient debout au milieu de la pièce, comme figés par la stupeur. L’un d’eux, un solide gaillard, aux vêtements modestes, aux traits anonymes, offrait l’image parfaite du comparse. Le second, au contraire n’était pas inconnu à Bob et à Frank. C’était le petit vieillard qui, lors de la vente à l’Hôtel Drouot, avait disputé à Reeves la possession de la « Belle Africaine ». Il portait toujours un col à coins cassés et arborait sa barbiche de chèvre. Il avait remplacé ses lunettes détruites par une nouvelle paire, cerclée d’acier et qui avait toutes les peines du monde à se maintenir en équilibre sur son petit nez de bébé trop vite vieilli. Devant lui, il tenait l’original de l’œuvre de Fosco Pondinas. La copie était posée sur la table, à proximité de la lampe.
Le petit vieillard avait cependant été prompt à se remettre de sa surprise. Il posa le tableau original sur la table, près de la copie, et, désignant du doigt le revolver braqué par Bob, dit d’une voix calme :
— Il est inutile, commandant Morane, de sortir votre artillerie. Je ne suis pas un malfaiteur.
— Non, sans doute, dit Bob. Mais alors comment, d’après vous faut-il appeler quelqu’un qui, profitant du sommeil des honnêtes gens, s’introduit chez eux pour leur dérober des objets de valeur ?
Le vieillard sourit d’un air embarrassé, puis il dit encore sans se démonter cependant :
— Je ne dérobais rien, commandant. Il me fallait ce tableau à tout prix. N’ayant pu l’obtenir lors de la vente et supposant que votre riche ami n’accepterait pas de s’en démunir, je décidai, à son insu, de le lui acheter à tempérament. Avant votre arrivée, j’avais déjà déposé un million en billets de banque sur cette table. Manquant de numéraire, je comptais m’acquitter du solde par la suite.
Morane tourna le commutateur, et la lumière crue du plafonnier envahit la pièce. Sur la table, une importante liasse de billets était en effet déposée. Décidément, le petit vieillard était un bien étrange voleur. Bob se surprit même à le trouver sympathique. Il paraissait fort intelligent, ouvert et droit de caractère, et son accoutrement, plutôt délabré et fantaisiste, l’indiquait comme indifférent aux biens de ce monde. Pourtant, malgré ces constatations, Bob s’obstinait à garder son automatique braqué.
— Quand je saurais qui vous êtes, dit-il à l’adresse du vieillard, je me trouverai peut-être enclin à moins de méfiance…
À nouveau, le petit homme sourit, mais avec finesse cette fois.
— Peut-être avez-vous entendu parler du professeur Clairembart ? demanda-t-il.
— Clairembart ! s’exclama Morane. Vous voulez parler du célèbre archéologue ? Celui qui a découvert les vrais jardins suspendus de Sémiramis, en Asie Mineure, et la tombe de Cuauhtemoc, au Mexique ?
Le vieillard continuait à sourire. À présent, une expression de triomphe éclairait son visage et ses petits yeux étonnamment jeunes derrière les lunettes, pétillaient de malice.
— Vous oubliez la Capitale des Hittites et les Routes Incas, commandant Morane. J’ai aussi fait pas mal de découvertes dans la Vallée du Nil. Dame, je viens d’avoir soixante-douze ans et je roule ma bosse, à la recherche de villes mortes et de tombeaux, depuis l’âge de vingt-trois ans. De mon temps, on était fort précoce et les études universitaires beaucoup moins ardues que de nos jours. Évidemment, au fur et à mesure que les années s’écoulent, il y a de plus en plus à apprendre…
C’était au tour de Bob à être surpris.
— Ainsi, dit-il, c’est vous le célèbre professeur Clairembart ? J’ai lu votre livre, « La voix des pierres ». Tenez, il doit être là quelque part, sur ce rayon. Il m’a réellement enthousiasmé, et je me suis cent fois proposé de vous écrire.
— Ce sera désormais inutile, répondit Clairembart. Si vous avez le moindre renseignement à me demander, vous pourrez le faire de vive voix.
— Je voulais vous interroger au sujet des Routes Incas, Professeur. Vous affirmez qu’elles sont toutes tracées suivant un graphique astronomique. Est-ce que, par hasard…
Morane s’arrêta au milieu de sa phrase et se mit à rire. Il venait de se rendre compte de l’étrangeté de la situation. Il était là, en pyjama, revolver au poing, menaçant un cambrioleur, et il se mettait à interroger ce même cambrioleur tout comme s’il se fut trouvé dans un amphithéâtre, à la Sorbonne.
Frank Reeves, qui ne possédait pas l’érudition ni la curiosité de son ami, intervint d’une voix légèrement hostile.
— Monsieur Clairembart est peut-être un très grand archéologue, fit-il, mais cela n’explique pas pourquoi nous venons de le surprendre avec, entre les mains, un tableau m’appartenant et n’ayant, à mon avis, rien à voir avec les civilisations perdues.
Clairembart se hérissa à la façon d’un chat rencontrant un dogue à un croisement de rues.
— Comment, rien à voir avec les civilisations perdues ? Mais regardez bien ce profil, monsieur – il montrait le tableau sur la table – regardez ce diadème, ce long cou de biche. Dites-moi si vous avez jamais rien vu de semblable autour de vous. Rien à voir avec les civilisations perdues, la « Belle Africaine » ? Mais elle est vieille de deux mille ans. Vous m’entendez bien, deux mille ans ! Deux mille ans !
D’un geste, Morane calma l’exubérance du vieillard.
— Professeur, les doutes de mon ami sont fort légitimes, dit-il. Vous et votre complice êtes entrés ici comme des cambrioleurs et…
— Mon complice ! s’exclama Clairembart en se tournant vers le personnage au visage anonyme qui, jusqu’à ce moment, n’avait pas encore daigné prononcer une parole. Mon complice !…
De lui-même, cette fois, le vieil archéologue s’apaisa, et son visage, de coléreux, redevint amène et souriant.
— Jérôme, dit-il, n’est pas mon complice, mais mon valet de chambre. Il m’aide également dans mes travaux. C’est lui qui manie la scie à pierre, le burin et le maillet, lui qui déplace et range les pierres pesantes dont je ramène une ample collection de chacun de mes voyages. Ces différents travaux ont donné à Jérôme une certaine habileté manuelle et, pour cette raison, je l’ai employé à crocheter votre serrure. Personnellement, je ne serais même pas capable d’ouvrir une tirelire d’enfant.
— Tout cela est très bien, Professeur, dit Frank Reeves mais, à présent que vous avez éveillé notre curiosité, il faudra nous dire pourquoi vous êtes ici et pourquoi vous avez voulu emporter cette toile.
Clairembart fit une grimace par laquelle il voulait prouver combien il désapprouvait lui-même ses propres actes.
— Au lieu de risquer cette absurde tentative de cambriolage, fit-il, j’aurais mieux fait de venir vous visiter directement et de tout vous expliquer. Mais je craignais d’ébruiter mon secret. Il existe tant de gens cupides par le monde !…
— Vous n’avez rien à craindre, Professeur, intervint Morane. Votre secret sera bien gardé.
Pendant un long moment, le professeur dévisagea ses deux interlocuteurs, comme s’il soupesait leurs âmes, tentait de lire dans leurs pensées, pour dire finalement :
— Je ne doute pas de votre sincérité, Messieurs. Vous, commandant Morane, avez la réputation de rêver uniquement de plaies et de bosses, mais cela ne vous empêche pas, je le sais, de faire preuve d’une honnêteté et d’un désintéressement à toute épreuve. Quant à vous, monsieur Reeves, vous êtes assez riche pour vous passer de cupidité, et votre visage est celui d’un homme d’honneur. Vous allez donc connaître l’histoire de la « Belle Africaine ». Mais, avant cela, permettez-moi de renvoyer mon fidèle Jérôme. Il doit mourir de sommeil…
Bob et Frank ayant acquiescé à cette requête, le professeur se tourna vers son valet :
— Vous pouvez rentrer à la maison, Jérôme. Je n’aurai plus besoin de vous à présent…
Sans prononcer une parole, le taciturne Jérôme, après un signe de tête avare à la ronde, sortit de l’appartement. Quand la porte se fut refermée derrière lui, Clairembart demanda :
— Vous permettez bien que je m’assoie un peu, commandant ? Mon histoire sera longue et mes vieilles jambes commencent à ne plus être ce qu’elles furent jadis.
Le vieillard se laissa tomber dans un fauteuil profond, tandis que Morane et Reeves, d’un commun accord, jetaient un dernier regard à la « Belle Africaine », l’air de dire : « Princesse énigmatique, nous allons savoir maintenant ce que cachent vos yeux et votre petit front têtu. Vous êtes peut-être morte depuis deux mille ans, mais vous allez parler malgré tout…»